Page 14 - Mémoires et Traditions
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                    DE BORDEAUX À BUFFAULT
HISTOIRE DE LA PREMIÈRE COMMUNAUTÉ SÉFARADE À PARIS
   Expulsés d’Espagne (1492) puis du Portugal (1496), fuyant la redoutable Inquisition, les « marranes1» ou nouveaux chrétiens se réfugient dans le royaume de France au début du XVIe siècle. Par familles et par petits groupes, ils s’installent dans le Sud-Ouest du pays, connaissant répit et tolérance. Alors que depuis 1394 les Juifs sont officiellement interdits de séjour, ces exilés bénéficient des Lettres patentes obtenues sous Henri II en 1550 qui leur permettent de se livrer au commerce et à l’industrie et de résider où bon leur semble. Pourtant, en 1615, Louis XIII remet en question leur présence. Redevenus clandestins, les Portugais restent toutefois sur le sol français. Ainsi, ils sont près de 260 âmes à Bordeaux en 1636. Un siècle plus tard, leurs mérites reconnus, ils sont désignés comme Juifs dans les Lettres patentes de 1723 et constituent désormais la Nation portugaise.
Forts de leurs privilèges qui confirment la fin de la période marrane, les Portugais fondent des communautés, notamment à Bordeaux et à Bourg Saint-Esprit (Bayonne). S’estimant régnicoles2, ils tiennent déjà à se distinguer de leurs coreligionnaires dits « Allemands », originaires d’Alsace et de Lorraine. Avec les Juifs comtadins, ils revendiquent une identité séfarade même si certaines coutumes religieuses les différencient. Ayant maintenu des liens matrimoniaux et économiques avec les Juifs de Londres et d’Amsterdam, ils développent des réseaux avec la diaspora espagnole, soutiennent les écoles talmudiques de la Terre Sainte et s’imposent dans les commerces de soieries et le trafic colonial3. Citons David Gradis pour l’approvisionnement des troupes royales au Canada, Jacob Azevedo pour l’importation du café et du cacao ainsi que les frères Raba. La réussite de certains n’efface pas pour autant la précarité d’un tiers de la communauté où voisinent colporteurs, chiffonniers et journaliers. Mais une étroite solidarité permet de maintenir l’ordre communautaire par le biais des sociétés de secours. Parmi les Séfarades du royaume, les Portugais considèrent qu’ils sont les descendants directs de la tribu royale de Juda. Fiers de cet attribut aristocratique,
Philippe Landau
ils possèdent leurs oratoires dans lesquels les sermons sont prononcés en ladino. Attachés à leur passé, conscients d’un héritage historique particulier, même s’ils sont moins dévots que les Allemands, ils tiennent à conserver leurs traditions religieuses tout en s’intégrant dans la société française. Cette volonté va conditionner leur départ vers Paris et influencer leur identité tout au long du XIXe siècle.
DE LA CLANDESTINITÉ À LA CITOYENNETÉ
La ville de Paris est interdite aux Juifs même si leur présence est attestée depuis le début du XVIIIe siècle. Deux groupes distincts cohabitent sans se fréquenter : les Allemands mènent commerce sur la rive droite, près du quartier Beaubourg tandis que les Séfarades sont installés rive gauche, entre la Seine et l’Odéon. Tous sont venus clandestinement et sont plus ou moins tolérés par les autorités municipales. Toutefois, jusqu’à l’avènement de Louis XVI, il n’y a pas de véritable communauté puisque « Pour la masse, pas de droit commun4. » Pourtant, leur nombre prend de l’ampleur. En 1759, sur une centaine de Juifs, on dénombre 34 Séfarades5.
Celà n’empêche pas qu’ils soient surveillés. Alors que les Allemands sont colporteurs et quincaillers, les Portugais sont davantage marchands de soieries et fabricants de chocolat. Souvent, ils bénéficient d’une excellente réputation tels Israël Dalpuget, David Dacosta et Jacob Rodrigues Péreire qui, depuis 1749, développe sa méthode d’éducation des sourds-muets et fait ainsi partie des « honnestes gens qui ont du mérite6. » Pour la plupart jeunes et célibataires, ils demeurent dans des chambres meublées et des hôtels vétustes. Quelques- uns, vantards et expansifs, se distinguent par leurs frasques en portant l’épée et en menant une vie libertine comme Daniel Astruc et Moïse Dalpuget. Ils se fondent assez vite dans l’univers parisien et vivent leur confession de façon libérale ce qui n’exclut pas l’affirmation de leur identité séfarade même lorsque certains concluent des mariages avec des chrétiennes.
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