Page 9 - Bulletin n°43
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Les extravagantes peripeties de la Haggadah de Sarajevo
jean-claude saada
                Pessah est le printemps, et le printemps est Pessah.
Cette Haggadah dite « de Sarajevo » est un manuscrit du Moyen-Age composé de 140 pages environ, avec de magnifiques enluminures qui en ont fait une œuvre d’art dont le destin a largement dépassé son but originel.
On suppose qu’elle a été confectionnée vers 1350 dans la région de Barcelone ou dans la province d’Aragon. En fait, personne n’en sait rien. L’étude de l’ouvrage et des notes qu’il contient ont pu permettre de reconstituer en partie son périple. Il s’agit peut-être d’un cadeau de mariage réunissant deux familles dont les blasons sont représentés dans l’ouvrage, ces derniers représentant une rose (vered) et une aile (Elazar). Le livre dut franchir la frontière espagnole en 1492 lors de l’expulsion des séfarades... Puis, plus rien... On retrouve l’ouvrage à Venise, chez un brocanteur en 1609. Puis, à nouveau plus rien, ou plutôt on suppose qu’elle dut voyager en Croatie pour entrer en Bosnie-Herzégovine au dix-huitième siècle. Comment ? Mystère... L’indication la plus précise concerne l’année 1894, au cours de laquelle un certain Josef Cohen propose de la céder à l’association culturelle juive bosniaque « La Benevolencija » pour le prix très élevé de 150 couronnes. C’est finalement le musée national de Bosnie-Herzégovine qui l’achète. Mais les conservateurs du musée de l’époque sous-estiment sa valeur, et décident de la céder pour 150.000 florins à des savants hongrois qui veulent l’emporter à Budapest. Un rabbin, Joseph Maurice Lévy, empêche le transfert. Le manuscrit est alors authentifié par les experts de l’art viennois qui le considèrent comme un chef-d’œuvre. Il n’est pas exposé, mais conservé en réserve. De ce fait, la réputation de la Haggadah devient internationale et sa valeur inestimable.
Nous savons que le vingtième siècle, comme les autres, a été rythmé par les conflits. Arrive la deuxième guerre mondiale au cours de laquelle les nazis ont fait main basse sur tout ce qui pouvait avoir de la valeur. La Haggadah attirait naturellement leur convoitise. A la suite de l’entrée des troupes allemandes dans Sarajevo, l’ouvrage est caché par le directeur du musée Jozo Petrovi et par le conservateur, Derviš Korkut, un bosniaque musulman. On rapporte que Hitler lui-même l’aurait réclamée pour sa collection personnelle. En 1941, un colonel nazi se serait présenté au musée pour la réquisitionner. Le conservateur Korkut prétendit l’avoir déjà remise à un autre officier, la veille. Il envoie alors son bibliothécaire Petrovic avec la Haggadah à Umoljani, un village serbe de la montagne de Bjelasnica, où un paysan serbe l’enterre. La Haggadah juive a donc été sauvée des nazis par un conservateur musulman, un bibliothécaire croate et un paysan serbe !
Volée, retrouvée, toujours conservée par le musée de Bosnie-Herzégovine, mais invisible, la Haggadah se transforme en mythe. La guerre de Bosnie, violente,
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destructrice, survient dès 1992 jusqu’en 1995. Sarajevo est en proie à des combats meurtriers. Personne ne se soucie des antiquités. Personne, sauf Enver Imamovic, conservateur du musée national de Bosnie-Herzégovine, qui n’ignore pas la valeur considérable de l’ouvrage, un des joyaux du pays. Il dit avoir pénétré dans l’édifice, un jour de juin sous les bombardements, avec trois miliciens, avoir parcouru les salles saccagées, inondées, avoir cherché huit heures sous les décombres pour retrouver le précieux manuscrit qu’il emporte et met à l’abri dans un endroit tenu secret.
A la fin de la guerre des Balkans, le livre réapparait et le président de l’époque, Alija Izetbegovic, le remet solennellement aux mandataires de la communauté juive bosniaque.... Mais l’œuvre reste au musée.
Disputes, controverses, les juifs américains, bosniaques, comme Israël, ont toujours demandé la restitution du document. L’UNESCO, l’ONU, les associations juives, les musées, tous se sont mêlés de cette œuvre qui n’en demandait vraisemblablement pas tant.
En 2002, le musée a enfin aménagé une salle spéciale pour la montrer au public, mais le musée de Sarajevo a été fermé en 2012 pour manque de moyens. Une fois de plus, le livre s’est retrouvé quelque part dans les tiroirs.
L’UNESCO mit alors en place un projet dénommé « Haggadah, plus proche de vous », et a financé avec la France la rénovation et la sécurisation des locaux qui abritent cette œuvre au musée national de Bosnie- Herzégovine, qui aurait rouvert en février 2018.
Jusqu’à présent, le document n’était présenté au public que 3 à 4 fois par an, pour des raisons de sécurité. Grâce à ce projet financé, la Haggadah pourra désormais être visible des visiteurs du musée national deux fois par semaine. De cette façon, le musée national pourra attirer plus de visiteurs du monde entier qui découvriront ainsi ce trésor historique.
Objet d’art, de fantasmes, la Haggadah de Sarajevo a même inspiré des romans, dont celui de Géraldine Brooks, « Le livre d’Hanna », récit magnifique et inspiré qui s’appuie sur la mission de restauration du précieux livre confié à Hanna Heath, conservatrice australienne passionnée de livres anciens.
Quel destin exceptionnel que celui de ce livre religieux qui n’aspirait qu’à célébrer la fête de Pessah !...
Hag sameah à toutes et à tous.
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