Page 96 - Mémoires et Traditions
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                   Il existe toutefois peu de documents de cette période clandestine, et encore moins d’écrits à teneur musicale ! Tout au plus, par l’intermédiaire des dossiers inquisitoriaux, peut-on trouver quelques détails sur la liturgie synagogale et sur la façon dont était célébrée la prière du matin, le nom des rabbins et des fidèles. Il faudra attendre la stabilisation des communautés et l’officialisation d’une observance religieuse pour trouver mention d’une pratique musicale.
L’ÂGE D’OR DES COMMUNAUTÉS PORTUGAISES
Si aux XVIe et XVIIe siècles, la France n’est pour les nouveaux chrétiens qu’une terre de passage vers la Hollande ou les nouvelles colonies, tel n’est plus le cas au XVIIIe siècle. À Bayonne et à Bordeaux, certaines familles juives s’enracinent durablement dans le terroir local. Les communautés s’organisent dans la durée. Elles atteignent même un certain degré de prospérité, si bien qu’un nombre relativement important de Juifs amstellodamois vient s’établir au sein des communautés portugaises françaises. Le personnel rabbinique (rabbin et ‘hazan) n’est d’ailleurs plus systématiquement recruté à Amsterdam.
Bordeaux attire aussi de nombreux Juifs tudesques3, avignonnais et italiens. Les communautés portugaises sont toutefois soumises à de forts courants d’émigration, et nombreux sont les Juifs bordelais et bayonnais à émigrer vers d’autres communautés comme Amsterdam, Londres et Saint-Domingue, notamment par le biais de mariages ou d’échanges commerciaux. De plus, dès la fin du XVIIe siècle, Bordeaux et Bayonne reçoivent la visite d’émissaires en provenance de Terre Sainte. Ces relations intercommunautaires favorisent un renouveau spirituel et provoquent l’introduction de prières et d’airs nouveaux, en provenance d’Amsterdam ou de Palestine, dans les liturgies bayonnaise ou bordelaise.
Vers 1723, un recensement officiel établit que le bourg de Saint-Esprit-lès-Bayonne comprend environ 1 100 Juifs qui côtoient près de 900 chrétiens4. Trente ans plus tard, ils seraient près de 3 500. Cette hausse démographique sans précédent correspond à l’attribution par Louis XV des Lettres patentes de 1723, reconnaissant implicitement la qualité de Juifs aux marchands portugais mais n’autorisant pas pour autant un libre exercice de leur religion.
Jusqu’en 1790 - date de l’émancipation des Juifs portugais - la pratique liturgique et musicale demeure plus ou moins clandestine. Elle s’organise à l’intérieur d’oratoires privés régis le plus souvent par des associations de bienveillance. Chaque confrérie possède généralement son propre lieu de culte. Vers 1764, des plaintes parviennent aux intendants, assurant que les cimetières des Juifs portugais s’étendent démesurément, que les chants dans les synagogues couvrent les prières chrétiennes des églises voisines et que les Juifs encombrent les rues avec leurs palmes, le jour de leur fête de souccoth5.
Les témoignages concernant la présence de ‘hazanim à Bordeaux, Bayonne ou dans les communautés rurales environnantes (Peyrehorade, Bidache, la Bastide-Clairence...) se multiplient à partir du deuxième tiers du XVIIIe siècle. Ces ‘hazanim sont généralement bénévoles et non professionnels. Comme le souligne Jean Cavignac : « Les professions relevant du culte sont peu nombreuses, car il n’y a pas de prêtrise dans le culte israélite et beaucoup de fonctions sont assurées par des fidèles ayant déjà une profession6. » Ces chantres exercent souvent un autre métier, comme celui de maître de talmud Torah par exemple.
Cette assertion sur l’absence de chantres professionnels semble être confirmée en 1753 par l’état des charges locales consignées dans les Statuts de la Nation Juive de Saint-Esprit- lès-Bayonne7. Il y est fait mention des gages du rabbin (400 livres) mais pas d’un quelconque salaire pour le ‘hazan du temple officiel de Bayonne. On peut supposer que celui-ci avait au moins des avantages en nature puisque vers 1750, la confrérie de la Hebera avait prévu de lui accorder un logement à titre gracieux8.
L’absence de professionnalisation de ces chantres peut-elle expliquer à elle seule le fait qu’aucune notation musicale de cette période ne nous soit parvenue ? Les notations musicales ont-elles disparu durant les révolutions et les guerres ? Rien n’est moins sûr : pour des générations de fidèles, la prière a toujours relevé du seul domaine de la transmission orale. D’ailleurs, dissocier le texte liturgique de son habillage musical n’avait aucun sens !
3 - Les Juifs tudesques sont originaires d’Allemagne, d’Alsace- Lorraine et de Pologne. Voir Jean Cavignac, Les Israélites bordelais de 1780 à 1850 - autour de l’émancipation, Paris, Publisud, 1991, p. 32-33. 4 - Henry Léon, Histoire des Juifs de Bayonne. Paris, Durlacher 1893, p.49, (extrait des Archives des Basses- Pyrénées, C, 171).
5 - Béatrice Leroy,
Les Juifs de Bayonne - 1492-1992, (Catalogue de l’Exposition du Musée Basque de Bayonne), Bayonne, 1992, p. 53.
6 - Jean Cavignac, op-cit., p. 165.
7 - Henry Léon, op-cit., p. 146 à 150.
Ce document est également archivé
au Musée Basque de Bayonne sous la référence 1803-256.
8 - Henry Léon, op-cit., p. 200.
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